L’argument
Urgence subjective et inconscient transférentiel
 
Bernard Seynhaeve
Dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI[1] », Lacan parle de ses cas d’urgence. L’urgence de Lacan dans ce texte de son tout dernier enseignement n’est pas l’urgence subjective dont il est question dans « Du sujet enfin en question[2] » qui date de 1966.
 
Jacques-Alain Miller nous le rappelle dans son cours[3] : en 1966 Lacan parle d’urgence subjective où il est précisément question de la formation du psychanalyste. « Il y aura du psychanalyste à répondre à certaines urgences subjectives[4]. » Ce texte, remarque Miller, est contemporain de la « Proposition du 9 octobre[5] » sur l’invention de la passe. Dans cette proposition de 1967, Lacan utilise le concept de sujet notamment pour élaborer le mathème du transfert à partir du sujet supposé savoir. « Un sujet, dit-il, […] est supposé […] par le signifiant qui le représente[6]. » D’où il résulte que l’algorithme du transfert se déduit du concept de sujet du signifiant. L’urgence, comme Lacan la théorise dans ces textes de 1966 et 1967, se situe au point d’Archimède de la mise en place du transfert. Elle se situe à ce moment logique de déstabilisation subjective qui justifie le mouvement du sujet vers la hâte et qui rend possible sa mise au travail. À cet égard, l’urgence est le moment traumatique où, pour un sujet, s’est rompue la chaîne signifiante. Le psychanalyste est celui qui écoute ceux qui se plaignent de la rupture aiguë de la chaîne signifiante.
 
L’urgence subjective est le point de départ qui préside à l’établissement du signifiant du transfert dans son rapport au signifiant quelconque. Lacan désigne ce qu’on appelle la demande de l’analysant en puissance comme la requête d’une urgence. L’urgence subjective, au sens de la psychanalyse, implique l’appel à l’Autre, à S2.
 
Cas d’urgence et parlêtre
 
La « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », est un court texte de trois pages que Lacan écrit en 1976 dans le prolongement de son séminaire, Le sinthome, et que Miller considère comme la dernière leçon de ce séminaire. Ce petit texte est une nouvelle écriture de la « Proposition » sur la passe. C’est la raison pour laquelle Miller peut considérer qu’il s’agit, d’une certaine façon, du testament de Lacan.
 
Lorsqu’il reparle de la passe à la fin de son enseignement, Lacan n’utilise plus le signifiant « urgence subjective » mais celui de « cas d’urgence ».
 
D’autres signifiants ne se retrouvent pas dans ce texte. On n’y retrouve plus le signifiant « transfert », alors que le transfert trouve sa définition algorithmique dans sa « Proposition » de 1967. Et pour cause, dans son tout dernier enseignement, c’est le sujet supposé savoir lui-même qui est remis en question. Le sujet supposé savoir c’est l’hypothèse de l’inconscient freudien, l’inconscient transférentiel, l’inconscient-histoire. Dans ce texte ultime, les signifiants savoir, sujet supposé savoir, et transfert n’y figurent plus. À cet égard, Miller précise qu’il préfère qu’on dise qu’on revient de séance en séance parce que « ça pousse », « ça urge », plutôt qu’à cause du transfert.
 
Le savoir n’y est donc plus parce que Lacan n’y croit plus, il considère que le savoir n’est que semblant, il n’est qu’une élucubration sur lalangue[7].
 
Par contre, si le savoir ne produit que mensonge, on trouve un autre signifiant, celui de « vérité menteuse[8] ». Et à la place du signifiant « transfert » on y trouve, « ces cas d’urgence ».
 
Certes, l’urgence ici est d’une part, ce qui préside à l’analyse, ce qui préside au transfert, tout comme dans sa « Proposition ». Dans le dispositif analytique, le psychanalyste est cette personne, ce « quelconque » qui incarne ce lieu d’adresse des analysants, ces êtres parlants qui « courent[9] » après la vérité, il est celui qui accepte de faire « la paire » avec ces cas d’urgence. On rencontre un analyste quand on se trouve dans un état d’urgence, mais d’autre part Lacan fait un pas supplémentaire qui va au-delà du transfert, il y une autre urgence. En fait Lacan note que dans l’analyse, il y a toujours urgence, il y a toujours quelque chose qui pousse, qui urge, qui presse et qui se situe au-delà du transfert, ou plutôt avant le transfert, même si on prend ensuite son temps, si on traîne[10]. L’urgence, c’est ce quelque chose qui presse le parlêtre. Quelque chose de l’ordre de « l’urgence de la vie », comme le souligne magnifiquement Dominique Holvoet dans son enseignement d’AE[11].
 
« Cela indique une causalité qui opère à un niveau plus profond que le transfert, à un niveau que Lacan qualifie de satisfaction en tant qu’elle est urgente et que l’analyse en est le moyen[12] », nous explique Miller.
 
La vérité, dit Lacan, on court après, c’est ce qui se passe dans l’association libre, mais elle ne s’attrape pas par le signifiant.
 
L’urgence de Lacan tout à la fin de son enseignement, l’urgence analytique, celle qui pousse leparlêtre, consiste ainsi à courir, à tendre vers la vérité que recèle le réel, mais cette vérité ne s’attrape pas par les mots. L’urgence, c’est celle qui consiste à tenter d’attraper la vérité qu’on n’atteint jamais. Cette course qui tend vers la vérité qu’on n’attrape jamais est ce qui procure la satisfaction de ces cas d’urgence, des corps parlant. C’est la raison pour laquelle, on peut dire que l’analyse est le moyen de cette satisfaction urgente.
 
Le satis, étymologiquement le « c’est assez » latin, constitue la racine du signifiant satisfaction, le « c’est assez » de la passe. Par conséquent, la satisfaction se décline selon deux modes. Celui dusatis, du « c’est assez » et celui d’une nouvelle façon de savoir y faire avec son réel, avec la jouissance non résorbable.
 
Dans ce texte ultime, Lacan ne dit plus « l’analyste ne s’autorise que de lui-même[13] », parce qu’il remet en question le sujet produit par l’association libre, mais il met l’accent sur ce qui urge, sur la pulsion qui pousse le sujet à « s’hystoriser de lui-même[14] », soit de s’hystoriser sans faire la paire avec son analyste. Comme on s’en aperçoit, dans le tout dernier Lacan, le point d’Archimède de la passe se situe dans l’urgence. Faire la passe par l’urgence de la vie.
 
 
 
 

[1] Lacan, Jacques, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 571-573.
[2] Lacan, Jacques, « Du sujet enfin en question » [1966], Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 229-236.
[3] Miller, Jacques-Alain, « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan » (2006-2007). Enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII. Une première transcription des trois premières leçons de ce cours a été établie par C. Bonningue, parue dans Quarto, Revue de psychanalyse, Bruxelles, n° 88-89 (décembre 2006) et n° 90 (juin 2007). Une deuxième version établie par C. Alberti et P. Hellebois est citée ici et paraîtra dans The Lacanian Review 6, NLS, Paris, Novembre 2018. Non relu par l’auteur.
[4] Lacan, Jacques, « Du sujet enfin en question », Écritsopcit., p. 236.
[5] Lacan, Jacques, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, 2001, Seuil, Paris, p. 243-259.
[6] Ibid, p. 248.
[7] Cf. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 127.
[8] Lacan, Jacques, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écritsop. cit, p. 573. Mais aussi p. 571 : « Il n’y a pas de vérité qui, à passer à l’attention, ne mente ». Et encore p. 572 : « Le mirage de la vérité, dont seul le mensonge est à attendre… »
[9] Ibid, « Ce qi n’empêche pas qu’on coure après [la vérité] », p. 571.
[10] Cf. Miller, Jacques-Alain, « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009). Enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 21 janvier 2009. Une première version de ce cours, « La passe du parlêtre », établie par J. Peraldi et Y. Vanderveken est parue dans la Cause freudienne, Paris, Navarin, 2010, n° 74, p. 113-123. Une deuxième version établie par C. Alberti et P. Hellebois est citée ici et paraîtra dans The Lacanian Review 6, opcit. Non relu par l’auteur.
[11] Cf. Holvoet, Dominique, propos prononcés lors d’un « Interview pour PIPOL 5 », réalisée par Patricia Bosquin, janvier 2011 ; « De la causation du sujet à la logique de la cure », intervention du 19/02/2011 à Bruges, publiée dans INWIT ;
ainsi que plusieurs fois lors de son enseignement d’AE.
[12] Miller, Jacques-Alain, « La passe du parlêtre », opcit.
[13] Lacan, Jacques, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écritsopcit. p. 243.
[14] Cf. Lacan, Jacques, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », ibid., p. 572.
 

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