"L' inconscient, c'est la politique", la chronique de Réginald Blanchet

Le vote trash de l’électorat américain

La victoire de Donald Trump aux primaires du Parti Républicain au titre de son candidat offciel aux élections présidentielles du mois de novembre prochain a plongé acteurs et observateurs de la politique américaine dans la stupéfaction. Divers éléments d’explication, et sans conteste des plus pertinents, sont avancés qui laissent tout le monde sur sa faim comme si le dernier mot de l’affaire n’était pas dit. La séduction de l’électorat middle-class et white-trash S’il se présente comme singulièrement inconsistant le discours que tient Donald Trump (D. T.) est néanmoins politiquement articulé. Cela ne veut pas dire qu’il le soit selon les canons de la logique communément admise. Sa thématique centrale, à savoir sortir l’Amérique de sa paralysie, voire de son état d’infrmité, et la rendre de nouveau à sa grandeur – « Crippled America. How to make America great again » (1), publié en décembre dernier – exige de protéger le pays de la mondialisation. Celle-ci s’exerce à ses dépens et le conduit à la ruine. Elle se traduit par deux effets majeurs qu’entend combattre « The Donald », comme c’est à présent son nom de guerre : l’immigration et le libre- échange. Les ennemis sont identifés : le Mexique et la Chine. S’y ajoute le Musulman, prototype de la menace vitale au plan culturel et de la violence terroriste (2). Ainsi que l’établit le sociologue, en tenant ce discours à l’orientation clairement annoncée « Trump séduit majoritairement les hommes blancs, nés sur le sol américain, à faibles revenus et peu diplômés, qui ont le sentiment d’avoir été déclassés du fait de la mondialisation, du multiculturalisme et du consensus néolibéral » (3). On comprend donc que cette fraction de l’électorat républicain l’adoube comme son champion. Mais pourquoi lui, alors que ses concurrents républicains, pour certains d’entre eux tout au moins, tenaient sensiblement le même discours, articulé toutefois de façon plus rationnelle c’est-à-dire plus réaliste et par conséquent plus modérée ? Ces propos se donnent, la photo ornant la première de couverture du manifeste le souligne, comme ceux d’un homme en colère qui s’exprime sans prendre de gants et sans consentir au moindre égard pour les convenances. Il fustige les politiciens (usés), l’establishment (corrompu), les politiques (post-reaganiennes) qui ont desservi le pays et l’ont entraîné sur la pente fatale du déclin. D. T. vitupère et dénonce : le monde politique mais aussi la politique comme telle. Celle-ci est par elle-même profondément suspecte : ouverte toujours aux combines et au complot. Le discours de D. T. relève en cela du « style paranoïaque » que Richard Hofstadter tient pour la caractéristique majeure de la rhétorique de la droite ultra américaine. Le politologue fait ressortir le style politique de ce « pseudo-conservatisme » à « l’une des tendances de fond de l’histoire américaine du XXe siècle, et non l’expression d’une humeur de circonstance ». (4) A la virulence de la dénonciation du cours politique des choses s’ajoute l’outrance verbale de l’expression. Elle n’a pas de bornes. Elle confne incessamment à la vulgarité et vire aussi vite à l’invective. Elle ne recule pas devant l’injure et sait mettre en batterie les attaques ad hominem les plus basses. L’électeur de D. T. apprécie. Il aime ce discours dont la marque d’« authenticité » est, à ses yeux, de ne pas s’embarrasser de formes, d’aller droit au corps à corps comme au catch dont on sait que le candidat fut un amateur et un promoteur intéressé, et dont il entend faire de sa campagne électorale, tout y concourt, le spectacle lourd. Mais c’est un autre public qui est par là sollicité d’apporter sa connivence et ses voix. La middle-class blanche qui redoute plus que tout le déclassement et entend s’en protéger au prix de turpitudes sciemment consenties, cède la place ici au white trash, au « Petit-Blanc ». Il en va ainsi des ouvriers victimes de la désindustrialisation massive qui frappe l’économie américaine. Elle est la conséquence des délocalisations dans les pays émergents des activités productives et de la tertiarisation de l’économie (la « révolution numérique »). Or, il se trouve que celle-ci n’est pas créatrice d’emplois, et que l’économie dans sa phase actuelle, et sans doute pour très longtemps encore, est vouée à demeurer dans la stagnation ainsi que le prédisent nombre de spécialistes (5). Ces électeurs déclassés, qui ont le sentiment d’être durement dépossédés de ce qui leur appartient et devrait leur revenir, ces laissés pour compte auxquels « le Système » ne laisse guère de chances sinon celle d’une survie déshonorante, se font fort d’empoisonner la jouissance de ceux qu’ils tiennent pour ses bénéfciaires : ils sont les profteurs d’un état des choses injuste et insupportable. Les minorités (Noirs, homosexuels, immigrés, femmes) qui ont fait l’objet de la politique démocrate de discrimination positive sont dans leur collimateur. Le choix du Petit-Blanc n’a donc pas de peine à se porter sur le candidat qui prône la mise à bas sans retour de cet état de choses détestable. D. T., une image et un mirage Mais ce n’est pas dire que ces blue-collars, et leur progéniture qui n’a pu acquérir le degré de formation académique apte à leur procurer un emploi, soient forcément dupes des promesses du tribun qui prétend faire équivaloir leur cause à celle de l’Amérique elle-même et de sa grandeur. Faute de croire en vérité à des promesses peu dignes de foi (déporter les 11 millions d’immigrés illégaux hors des Etats-Unis ! ?) ne seraient-ils pas tentés de transformer l’élection à la présidence de D. T. en une sorte de « white trash party ». Dans un article pénétrant (« Pourquoi Donald Trump peut gagner les élections américaines ») (6) qui dresse le tableau des forces sociales en présence et le soubassement économique de leur positionnement politique Christopher Caldwell s’avise que « nous sommes [aux États-Unis] aux tout premiers stades d’une insurrection contre ce jeu [économique]. Trump, conclut-il, est probablement la forme la plus bénigne qu’une telle insurrection pourrait prendre ». En effet D. T. n’est pas seulement un homme de l’image, un as des medias, le communiquant passé maître dans leur maniement, dans l’exploitation des chaînes de télévision pour qui il est aussi un bon client (l’audimat et le chiffre d’affaires y gagnent). Il est lui-même une image et certainement aussi un mirage. C’est l’homme de la téléréalité, animateur du show qui l’a rendu célèbre il y a une dizaine d’années, The Apprentice (L’apprenti) (7). Il y jouait son propre rôle de grand magnat de l’immobilier et de manager hors-pair. Car c’est là l’image qu’il veut bien donner de lui-même, celle d’un homme d’affaires qui a réussi et qui est qualifé, à ce titre, pour venir au secours d’un Etat qui pâtit de la gestion calamiteuse d’incompétents : « I know how to fx it », entonne sa propagande. Or, la success story que s’attribue D. T. est pour le moins sujette à caution. L’homme d’affaires a connu nombre de banqueroutes et il n’est pas démontré qu’il soit aussi riche qu’il le prétend. En tout cas il rechigne à faire état de ses déclarations fscales comme la demande publique lui en a été maintes fois réitérée en vain. Il n’est pas avéré non plus qu’il ait pu faire davantage en fn de compte que gérer médiocrement la fortune héritée de son père. Bref, l’image qu’il veut bien donner de lui est frelatée. L’imposture n’est jamais loin, la fraude et la mythomanie non plus. Les « affaires » se multiplient maintenant dans la presse. Dernière en date la dénonciation des méthodes d’escrocs en usage à la « Trump University » (8). La presse à longueur de colonnes moque l’ego surdimensionné de The Donald repéré dès longtemps comme egomaniac. Les deux maîtres-mots sur lesquels s’arc-boute son mythe individuel et qu’il enchaîne comme des ritournelles dans ses propos sont : rivaliser et gagner. L’embarras du nom propre De son agitation frénétique sur le devant de la scène médiatique mais aussi des affaires qu’il entreprend en nombre on ne peut s’empêcher de retirer le sentiment d’un homme qui se trouve embarrassé de son nom. Il le sème, dirait-on, à tous les vents, le met en avant partout et en toute occasion, le mêle à toutes les sauces, sans toujours faire preuve du discernement et de la compétence qu’il veut bien s’arroger, parle de lui-même à la troisième personne, etc. Les mannes de son père qui, lui, véritable self made man talentueux, a su bâtir sa propre fortune, mèneraient-elles la vie dure au pauvre Donald en mal d’un nom qui lui serait propre ? A défaut, on l’aura compris, bien moins doué que l’ancêtre, il s’est employé à se constituer sa propre image : il est un homme puissant. C’est sa chimère, qu’il aime comme lui-même, son moi idéal, diront les spécialistes. Le loser est sa bête noire. Dira-t-on que c’est la part secrète de lui-même qu’il s’emploie à exorciser comme un damné ?

 1 : « L’Amérique infrme. Comment lui redonner sa grandeur », New York, décembre 2015.

2 : L’attentat d’Orlando ( NYT du 13/06/16) n’ a pas manqué de donner à Trump l’occasion de réitérer ces propos.

3 : Bart Bonikowkski, « Un pur produit américain », Le 1, N° 105, 3/5/2016.

4 : « Le style paranoïaque – Théories du complot et droite radicale en Amérique », François Bourin Editeur, Paris, 2012, p. 118.

5 : Voir notamment Robert J. Gordon, « L’âge d’or de la croissance est derrière nous », Le Monde, 20/2/2016, et « Is U.S. Econonomic Growth Over ? » (septembre 2012), présenté par Martin Wolf, Le Monde, 8/10/2012.

 6 : Le Monde, 23/5/2016.

7 : Stuart Heritage, « The toxic political legacy of The Apprentice », The Guardian, 16.06.2016.

8 : Entre autres, « Donald Trump and the Judge », Editorial du NYT, 31/5/2016, et Michael Barbaro and Steve Eder, « Former Trump University workers call the School a ‘lie’ and a ‘scheme’ in testimony », The New York Times, 31/5/2016.

 

L’ avatar de l’ultra-droite

L’inconscient, c’est la politique, la chronique de Réginald Blanchet « Beaucoup de choses qui sont devant nous ne se montrent pas directement pour être vues, mais seulement par le biais d’un avatar (…). Ce que nous voyons, ce ne sont plus seulement les choses, mais leurs représentations électroniques ; dans certains cas, les choses manquent, elles sont complètement absentes, mais leurs avatars électroniques sont là, eux, et de façon insistante. » Raffaele Simone, « Le Monstre doux » 1 . Ce texte fait suite à celui du même auteur dans Lacan Quotidien n° 588. Montée du fascisme ? Le sentiment populaire l’a fort justement interprété, car c’est là l’autre aspect du personnage, The Donald se veut un être d’exception. Il n’a pas son pareil et il est hors normes, hors gabarit donc, pour faire droit, comme il aurait apprécié, à sa corpulence de quasi-catcheur. Il est l’outsider tonitruant qui dit son fait sans ménagement aux tenants de l’establishment, dénonce leur forfaiture sans broncher, se délecte amplement dans la transgression du code des bonnes manières en usage dans le débat public civilisé et, pour finir, s’en prend, avec un fiel qui se pare des atours de la cocasserie rieuse, aux personnes elles-mêmes pour les suspendre aux crochets de leur supposée jouissance qui fait leur être de misère (Crooked Hillary, Lying Ted, Crazy Bernie2 , etc.) Ce qui se donne là les airs du parler vrai ravit la troupe des électeurs de Donald Trump. Ils s’en pourlèchent les babines, les échos qu’on en a ne le démentent pas. Ils regardent ce langage tenu toujours dans la proximité de l’invective vulgaire et de l’injure infamante pour un gage « d’authenticité ». En fait, ils se délectent de ce verbiage de matamore qui ne respecte rien ni personne, qui enfreint les usages les mieux établis de la conversation publique et démocratique, qui ne recule ni à mentir ni à ruser ni à tromper ni à menacer ni à exercer, sans s’en cacher le moins du monde, les chantages les plus odieux. N’est-ce pas lui qui, susceptible à l’extrême pour ne pas dire sensitif, se déchaîne en attaques alarmantes contre la presse et promet, s’il est élu président, de les intensifier ? Les lois qui garantissent la liberté d’expression et la liberté de la presse, prévient-il, seront promptement remises en cause3 . De là, tout le débat qui secoue aujourd’hui l’Amérique intellectuelle et démocrate. Elle s’inquiète de ce qui pourrait bien ressortir à la montée du fascisme dans le pays4 . Réfléchissant en 1954, à l’occasion du mouvement maccarthyste alors à son apogée, sur la « révolte pseudo-conservatrice », Richard Hofstadter concluait sur ce point : « Je ne partage pas l’inquiétude d’un grand nombre de libéraux [au sens américain du terme ici, s’entend] qui craignent que cette forme de contestation ne prenne de l’ampleur jusqu’à envahir toutes nos libertés et nous plonger dans un cauchemar totalitaire. (…) Cependant dans une culture populiste comme la nôtre, (…) il est possible d’exploiter les manifestations les plus extrêmes des sentiments de la masse à des fins privées et concevable [si bien] que puisse [s’] instaurer un climat politique dans lequel la poursuite rationnelle du bien-être et de la sécurité devienne impossible. » 5 Quel que soit le degré de pertinence de la référence au fascisme historiquement constitué, il demeure que l’aspiration de nos jours à un mode de gouvernement autoritaire et anti-démocratique est avérée. C’est désormais un symptôme global et sans doute un effet de la mondialisation elle-même. La demande populaire de la main de fer C’est à la montée de cette aspiration populaire que donne satisfaction le personnage de D.T. Car, indépendamment de ses convictions intimes (il a contribué à l’élection de Bill Clinton) que nul ne saurait élucider, ce qui est clair, c’est qu’il se livre en l’occurrence à une opération de marketing. Ce n’est pas dire que ce discours de la droite ultra est voué à demeurer sans effets et sans danger réel pour la démocratie. C’est, bien plutôt, reconnaître le fait que toute une frange de l’électorat, celle qui s’éprouve comme rejetée du « Système », appelle de ses vœux la venue d’un homme providentiel, voire de l’autocrate qui incarnerait dans sa personne même la salvation, à qui en conséquence il vaudrait de s’en remettre totalement. Cette posture de soumission comme politique de la révolte n’est pas sans inclure la tentation de la destruction. Raffaele Simone note qu’il y va là d’un trait du « nouveau prolétariat », celui qui « n’englobe désormais que des individus marginalisés et opprimés » : il « veut entrer dans le Zeitgeist », c’est-àdire « consommer comme les nantis » et peut, s’il en était besoin, « montrer les dents et être animé d’un fort esprit de destruction » 6 . C’est cet esprit de destruction qui trouverait à se satisfaire dans le show électoral de D.T. Le chantre de la dérégulation économique don ce qui nous occupe si l’on tient que l’objet ici se borne à être une image. La satisfaction qui est retirée de la communion avec elle reste prise dans les rets du spectacle : de l’acteur et du spectateur, du regard qui les affecte. Car la teneur programmatique du discours de D.T. est pure chimère. C’est, en conséquence, la chimère caressée comme telle qui satisfait : la chimère d’un ordre des choses régénéré après la destruction de l’ancien, la vision anticipée de l’impossible advenu.

1 Raffaele S., « Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? », Milan 2008, trad. fr. Gallimard, coll. Le Débat, 2010.

2 Hillary-la-véreuse, Ted-le-menteur, Bernie-le-dingo.

3 Cf. Paris G., « Donald Trump attaque une nouvelle fois ‘la presse incroyablement malhonnête’ », Le Monde, 1 er juin 2016, et entre beaucoup d’autres, Blows Ch. M., « A chill wind blows », NYT, 2 juin 2016.

4 Cf. notamment Kagan R, « This is how fascism comes to America », Washington Post, 18 mai 2016, Baker P., « Rise of Donald Trump tracks growing debate over global fascism », NYT, 28 mai 2016 & Bittner J., « Is this the West’s Weimar Moment ? », NYT, 31 mai 2016.

5 Hofstadter R., « Le style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique », François Bourin Ed., Paris, 2012, p. 118-119.

6 Raffaele S., « Le Monstre doux », op. cit., p. 90-91.

 

Le toupet d’un homme politique

L’inconscient, c’est la politique, la chronique de Reginald Blanchet Ce texte fait suite à ceux du même auteur dans Lacan Quotidien 588 et 589. Une chose est sûre : le style du candidat à la présidence des Etats-Unis qu’est Donald Trump plaît (1). Plus que jamais, ici le style, c’est l’homme. Et l’homme, en l’occurrence, c’est tout à la fois un récit, une image et un personnage. Autant dire tout un spectacle. Il se pourrait bien dès lors que le secret de l’affaire réside dans cette conjonction même, à savoir que le vote des électeurs aux primaires du Parti républicain a été le vote de spectateurs, que l’homme politique de leur goût est essentiellement une image, que le personnage qui l’incarne est à défnir comme un entertainer, et que la politique elle-même ne ressortit plus qu’à l’ordre du divertissement – d’un type singulier sans doute. L’étonnement qui saisit l’observateur serait alors de l’ordre de l’émoi que provoque un certain effet-vérité qui, telle la torpille évoquée par Ménon affronté à l’homme de vérité qu’était Socrate, vous frappe de paralysie dès qu’elle vous atteint. La faculté de juger en proie alors au désarroi entraîne le suspens du jugement, et la pensée se retrouve impuissante à décider du vrai et du faux. La révolte en trompe-l’oeil La question qui fait l’embarras général est : comment un personnage si peu sympathique, imposteur, misogyne, médiocre, vulgaire, raciste, cynique et peu scrupuleux, peut-il séduire autant ? La réponse, faudra-t-il s’y résoudre, gît sans doute dans la conjonction de ces caractéristiques elles-mêmes. Elle serait propre à rassembler la masse de l’électorat populaire de D.T. Non pas que tous autant qu’ils sont, et chacun d’eux en particulier, épousent l’idéologie que dessinent les arêtes du discours de D.T., mais bien plutôt que ce discours, en tant qu’il fait sécession avec la political correctness, s’avère apte à porter le ressentiment (2) – différencié, certes, selon les strates sociales et leurs intérêts, mais constamment virulent – de nombre de citoyens enclins à se révolter, à en découdre de façon générale avec « le Système », de façon immédiate avec l’ère Obama, et avec les prolongements de la politique du New Deal. Mais, et c’est là sans doute la spécifcité du « phénomène Trump », ce discours de révolte relève foncièrement de la mise en scène. C’est du spectacle. Ce n’est pas dire qu’il n’est pas effectif, mais simplement qu’il se consume dans le donner à voir public. Le fait rejoindrait le statut même du politique aujourd’hui : il est devenu un divertissement. Il ressortit à ce qu’Umberto Eco a appelé « la carnavalisation de la vie », dont faisait un des portants du mode actuel de la civilisation occidentale : être non seulement une civilisation du spectacle mais un spectacle où la vie elle-même est représentée comme un éternel carnaval. C’est, en somme, le regard en fête. Donald vend la mèche Ne serait-ce pas là tout compte fait le secret de Donald Trump ? Avoir saisi ce ressort de la vie contemporaine et se prêter avec talent à le satisfaire ? Le surprenant est que ce talent lui-même est un oxymore : c’est l’art d’exceller dans la médiocrité, le don de pousser la médiocrité à la perfection. C’est ce qui fait le carnaval animé par D.T., et sa ressource. C’est l’ordre établi renversé, mis sens dessus dessous, raillé, mis à nu, et joui tout cru comme grimace misérable du réel. Dans le spectacle où le carnaval se déploie comme dans son élément c’est la jouissance du regard, objet pulsionnel prévalent de la civilisation télévisuelle qui est la nôtre, qui se repaît sans fn, de ce qui regarde autant que de ce qui se fait regarder. Qui mieux que The Donald a su se faire l’agent de ce tour pulsionnel de la jouissance mise au diapason de la crise et de ses impasses, et de la touche de désespérance qui lui donne son piquant d’angoisse politique ? Ne serait-ce pas là ce dont D.T. a eu fnalement l’inspiration et le toupet ? La mèche de cheveux d’un homme politique n’a jamais été probablement source d’autant d’énigmes. On l’a crue longtemps postiche. Ce n’est pas sans raison. Car, il faut bien en convenir, elle n’est pas sans présenter on ne sait quelle note de bizarrerie, quel aspect bancal qui la fait apparaître mal accrochée, telle une pièce rapportée qui ne tombe pas d’aplomb. Ce trait, qu’aucune épithète autre que le vocable peculiar ne saurait rendre mieux, fait qu’elle vous saute immédiatement aux yeux et vous confsque le regard. La mèche de D.T., dira-t-on, c’est s o n avatar : la marque qui le signale, marque de fabrique en forme de punctum (Barthes) photographique. Disons qu’elle s’érige dans sa mutité et sa protubérance assez délibérément comme un fétiche : elle signale le voisinage de la castration. D.T. porterait celle-ci comme un diadème à l’instar du bouffon qui l’endosse dans sa plénitude comme l’y destine sa fonction. Cela concorde avec la misogynie, affchée sans complexe, du personnage. Elle n’est que l’autre nom de sa protestation virile, de la castration dont il ressent la menace, on l’aura compris. Face à Hillary « qui en a » à en revendre (des diplômes, du savoir, de l’expérience politique, des électeurs en nombre, un avenir, un sacré caractère et beaucoup d’allant), The Donald fait pâle fgure, coiffé d’une tignasse peroxydée d’un autre âge, qui donne à son chef une allure de tête de Méduse insolite. On devine en effet la calvitie qui s’étire en sourdine et paraît sur le point de faire surgir tout à trac sous nos yeux, horresco referens, le spectacle d’une Méduse chauve... Tout porte à penser, à suivre Freud, que D.T. exhiberait sa mèche comme on exhibe son organe en guise d’apotropaion pour « intimider l’esprit malin » (2), celui de la diablesse de femme qui en a. Jouissance de la charogne De même empan que sa protestation virile, le ressort de la parole dans la bouche du rhéteur semble réduire celle-ci au rang de la jaculation bravache. C’est là, pour fnir, le nom réel de la démagogie qui s’impose à l’évidence comme la caractéristique de la posture publique de D.T. Il n’en fait pas mystère, se targuant de pouvoir dire tout et le contraire de tout (ce qu’il appelle sa fexibilité) et de le faire valoir en guise de seul programme. Comme si la seule politique dont il envisagerait de se prévaloir se faisait à l’aune de la parole mille fois bafouée pour n’étaler plus que la libido mauvaise que charrient l’injure et une jactance toujours à portée de la bouche d’égout. La démagogie imputée au candidat Trump ne parvient à rendre compte de son succès électoral (auprès des seuls 6 à 8% du corps électoral américain qui ont pris part aux primaires du parti républicain) qu’à prendre sa dimension réelle. Elle se déploie en effet dans l’espace où le commentateur, théoricien ou homme d’action, ose à peine s’avancer et qui fait son embarras intellectuel, soit cette zone exactement où la jouissance de la parole se mue en jouissance de la charogne (Lacan). Ce régime de jouissance vaut tout à la fois pour l’agent et l’avatar qu’est à proprement parler Donald Trump. Sans doute est-ce ce qui lui vaut, de la part du grand architecte de la campagne présidentielle victorieuse de George W. Bush que fut Karl Rove, l’épithète, élogieuse en son genre, de « complete idiot » (4). Cela ne vaut pas moins pour le noyau de sa clientèle électorale qui lui a exprimé tout l’amour qu’il se pouvait aux primaires du parti républicain (5). À ce noyau s’adjoint déjà – maintenant que Paul Ryan, le représentant des Républicains au Congrès, vient d’adouber The Donald comme celui dans lequel le Grand Old Party met toute son affection – la cohorte des habiles et des cyniques. Hillary n’aura pas droit à l’erreur. Et Bernie Sanders devra faire l’effort de s’en tenir à discriminer l’ennemi principal de l’ennemie secondaire, la contradiction principale des contradictions au sein du peuple (Mao Tse-toung). Mais Bernie, fons-nous aux apparences, n’est pas méchant. Quite a nice guy, dirait-on. C’est ce que Paul Krugman, pour sa part, voudrait accroire (6). C’est à espérer en tout cas. Pour la liberté de parole, et la dignité qui devrait lui revenir en tout état de cause dans son exercice dans l’espace public.

1 : Voir la correspondance en date du 20/12/2015 de Iris Deroeux, sur Mediapart.fr

2 : Thomas B. Edsall, « The Anti-P.C. Vote », NYT, 01.06.2016. Lire « Political Correctness » pour « P. C. ».

3 : « La tête de Méduse », 1922, in Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF, Paris, 1987, p. 50.

 4 : « At odds publicly, Donald Trump and Karl Rove hold a private meeting », NYT, 02.06.2016.

5 : Jill Abramson, « Could Donald Trump the actor win the election for Trump the candidate? », The Guardian, 26.04.2016.

 6 : « Feel the Math », NYT, 30.5.2016, « Bad Narratives », NYT, 31.5.2016.

 

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